Derrière les effets de mode du numérique, le nom de domaine conserve un rôle stratégique central pour les marques. Dans cette ère dominée par la fluidité, les algorithmes et les plateformes, il est plus que jamais un repère, un levier, un marqueur d’identité et un outil de souveraineté, comme l’explique David Chelly, figure incontournable du secteur depuis plus de 20 ans et co-organisateur du NDDCamp.
Derrière l’URL se cache une vision du web que les marques ne peuvent plus ignorer. «Dans le web, on ne peut rien faire sans nom de domaine», résume David Chelly, auteur du livre «Stratégie web : le rôle central des noms de domaine». Alors que l’identité de marque se construit de plus en plus sur des plateformes tierces (réseaux sociaux, places de marché, app stores), le nom de domaine reste le dernier espace vraiment possédé par les marques. Mais dans un contexte où l’intermédiation progresse, où les coûts d’acquisition explosent, et où la découvrabilité devient un combat quotidien, cette souveraineté est de plus en plus menacée. «Ce n’est pas un sujet technique, c’est un sujet de gouvernance numérique», estime David Chelly. Pourtant, rares sont encore les enseignes qui placent cette problématique au bon niveau de décision.
C’est justement pour faire évoluer les mentalités que le NDDCamp, un événement que David Chelly co-organise depuis 2015, réunit chaque année un écosystème éclectique. Bureaux d’enregistrement, juristes, SEO, hébergeurs, institutions, agences web et e-commerçants y échangent librement sur les enjeux du nommage. L’édition 2025 du NDD Camp Paris, prévue le 12 septembre, s’annonce comme un moment charnière. Le format reste volontairement limité à une centaine de participants triés sur le volet. «On veut préserver la densité des discussions, et continuer à croiser les regards, y compris entre métiers traditionnellement opposés. En France, avocats et «domainers» se parlent. Ailleurs, ils se combattent.»
Un levier sous-estimé dans les stratégies de vente en ligne
Le paradoxe est saisissant : les e-commerçants ont été parmi les premiers à capitaliser sur le potentiel des noms de domaine, notamment pour des raisons de performance SEO, de conquête de trafic ou d’affiliation. Dès la fin des années 1990, des acteurs comme eBay rachetaient des centaines de domaines pour décliner leur présence en sites thématiques. Aujourd’hui encore, de nombreuses marques discrètes mais stratèges multiplient les noms de domaine en parallèle de leur site principal. «Certains retailers français majeurs ont des portefeuilles de plusieurs centaines de domaines », confie David Chelly. Sans forcément chercher à bâtir un empire sémantique, ils s’offrent ainsi des points d’entrée multiples dans l’écosystème digital.
La logique est simple, mais efficace : si je vends des montres, pourquoi ne pas activer mesmontres.fr ou bijouterie-en-ligne.com, en plus de mon nom de marque ? Ces portes secondaires, bien construites, permettent de diversifier les sources de trafic, de travailler la découvrabilité naturelle à moindre coût et parfois, de s’imposer sur des niches concurrentielles. «Avec la montée de l’IA générative, les contenus thématisés associés à des noms explicites ont de nouveau la cote : les grands modèles de langage privilégient les signaux clairs, les structures lexicales cohérentes et les entités identifiables.»
Et l’effet s’amplifie dans un contexte d’atomisation des usages. Les consommateurs entrent de moins en moins par la page d’accueil d’un site. Ils suivent des liens, scannent des QR codes, découvrent via une requête vocale ou un résultat IA. Dans cette cartographie éclatée, chaque nom de domaine activé devient un vecteur de signal fort, de confiance, et parfois de conversion directe.
Une architecture digitale qui protège et structure la marque
Mais la fonction d’un nom de domaine dépasse la simple logique d’acquisition. Pour David Chelly, il s’agit d’un véritable actif immatériel, avec une valeur stratégique comparable à celle d’un bail commercial ou d’une licence de marque. Pourtant, cette valeur est souvent ignorée, mal exploitée ou, pire, abandonnée. «L’erreur la plus fréquente reste de laisser expirer d’anciens noms lors d’un rebranding ou d’une fusion. Or, ces domaines sont récupérés immédiatement. Par des concurrents, des référenceurs, ou plus grave : des fraudeurs.»
La négligence peut coûter cher. Dans les cas d’usurpation, il ne s’agit plus seulement de cybersquatting passif, mais de sites miroir très convaincants, parfois alimentés par du dropshipping, qui captent des paiements sans jamais livrer. Le phénomène s’est accéléré ces dernières années, porté par la facilité d’accès aux outils de clonage, à l’achat de publicités sur Google ou TikTok, et à la revente de fichiers. «Pour une marque visible, ne pas verrouiller ses noms de domaine, c’est ouvrir la porte à l’escroquerie.»
Dans les faits, la protection parfaite est impossible : plus de 1 800 extensions de noms de domaine sont aujourd’hui disponibles, et un nouveau round de l’ICANN pourrait en ajouter près de 2 000 en 2026. Il faut donc faire des choix : surveiller, prioriser, et réagir vite. David Chelly recommande de s’appuyer sur des outils de veille DNS couplés à une logique de monitoring juridique. Mais surtout, de maintenir en vie les noms historiquement liés à la marque, même s’ils ne sont plus utilisés. Pour quelques dizaines d’euros par an, la tranquillité est précieuse.
Des territoires digitaux encore accessibles, mais plus pour longtemps
Le second marché des noms de domaine, longtemps opaque, s’est structuré. Les startups et DNVB doivent désormais composer avec une réalité : les meilleurs noms ne sont plus disponibles à 10 euros. Mais cela ne veut pas dire qu’ils sont inaccessibles. «On peut encore acheter de très bons noms pour 100 à 300 euros. C’est moins qu’une campagne Google Ads, et ça dure indéfiniment», analyse David Chelly, qui voit d’un bon œil l’arrivée d’enchères en ligne spécialisées pour démocratiser l’accès à ces ressources.
Cette rareté croissante renforce la logique patrimoniale autour du nom de domaine. Même si sa valeur est difficile à estimer objectivement — chaque nom étant unique, comme une œuvre ou un fonds de commerce — certains critères font consensus : mémorisation, simplicité, exactitude sémantique, absence de marque préexistante, extension familière. En France, le .fr s’impose aujourd’hui comme le plus crédible : plus rassurant que le .com pour les consommateurs, plus lisible pour les institutions, mieux encadré juridiquement.
Dans d’autres pays, les usages sont encore plus stricts. En Allemagne, il est impensable de lancer une marque sans .de. Aux Pays-Bas, le .nl fait figure de réflexe national. La localisation devient ainsi une composante stratégique du nommage. Ce qui fonctionne à Paris ne fonctionne pas forcément à Munich ou à Milan. D’où l’importance, pour les enseignes internationales, de penser local dès la structure même de leur présence digitale.

Dans un web piloté par l’IA, le nom de domaine reste un repère stable
Alors que les moteurs de recherche classiques perdent du terrain face aux plateformes conversationnelles comme ChatGPT ou Perplexity, certains experts anticipent la fin du SEO tel qu’on l’a connu. Faut-il en déduire que le nom de domaine est voué à disparaître, absorbé dans les couches invisibles des IA génératives ? David Chelly tempère cette vision. Pour lui, le nom de domaine conserve une fonction vitale dans l’économie cognitive du web, même dans un paradigme conversationnel.
Les grands modèles de langage (LLM) ne raisonnent pas en URL, mais en signaux statistiques. Pourtant, ils accordent du poids aux structures thématiques claires, aux contenus identifiés, et aux références stables. «Avoir un domaine bien nommé, bien structuré, associé à un contenu de qualité et à un champ sémantique précis permet d’entrer dans le périmètre d’entraînement des LLM», explique t-il. Autrement dit, les noms de domaine ne disparaissent pas, ils se reconfigurent en balises sémantiques utiles à l’intelligence artificielle. La récurrence des signaux — et donc la répétition contrôlée de certains concepts — devient un levier stratégique.
Plus encore, dans un monde de plus en plus dominé par la fluidité algorithmique, le domaine agit comme point fixe dans un océan de données mouvantes. Il offre une surface d’atterrissage, une preuve d’existence, une identité publique. À l’heure où les plateformes captent l’attention et cloisonnent les usages, il devient un refuge d’indépendance, une base d’opérations sur lesquels l’entreprise peut reprendre le contrôle de sa narration, de sa conversion, de sa data.
Franchises, SEO local et reconquête territoriale
Cette réflexion prend un relief particulier dès lors qu’on observe les pratiques des enseignes à réseaux : franchises, coopératives, réseaux multimarques… En théorie, ces acteurs disposent d’un atout majeur : une implantation territoriale réelle. En pratique, leur présence digitale est souvent incohérente, voire contre-productive. Noms de domaine disparates, URL alambiquées, cloisonnement juridique entre franchiseur et franchisé, absence de stratégie SEO localisé… «On voit encore trop de groupes qui ont laissé l’architecture numérique être dictée par l’IT ou le juridique, sans penser en termes de découvrabilité», regrette David Chelly.
Et pourtant, la force d’un réseau pourrait être démultipliée si elle était adossée à une stratégie intelligente de nommage local. Les noms de ville, associés à la marque ou au secteur d’activité, forment des combinaisons puissantes : saloncoiffure-lyon.fr, lunetier-nantes.fr, etc. Lorsqu’ils sont bien intégrés, ces domaines permettent à chaque point de vente d’exister dans les résultats géolocalisés, sans cannibaliser le site central. Encore faut-il, là aussi, respecter les principes de cohérence éditoriale, de redondance mesurée, et de maillage structuré.
David Chelly évoque le cas d’une grande plateforme de livraison qui, en quittant le marché français, a laissé expirer plus de 3 000 noms de domaine liés à des villes. Un gâchis numérique, mais aussi une opportunité pour d’autres acteurs mieux organisés.
Une souveraineté numérique qui passe (encore) par le nommage
À mesure que les enseignes multiplient les connexions avec des partenaires, des prestataires SaaS ou des places de marché, le nom de domaine devient un vecteur de souveraineté numérique. Là où l’application ou la page Amazon enferment l’utilisateur dans un parcours imposé, le domaine propre ouvre un espace de liberté. Il permet de choisir son hébergement, ses analytics, sa logique de conversion, ses relations avec le client.
Dans un contexte de tensions géopolitiques sur les données, d’incertitude réglementaire autour des AI Act et DMA européens, cette maîtrise n’est pas anecdotique. «Quand on utilise une extension nationale comme le .fr, on s’inscrit dans un cadre juridique clair, encadré par des institutions françaises. Ce n’est pas le cas avec un .com, qui ne dépend d’aucun État.» Selon David Chelly, il y a là une responsabilité stratégique, notamment pour les entreprises qui gèrent de la donnée sensible ou des flux critiques. Le choix de l’extension, souvent vu comme un détail, peut conditionner les marges de manœuvre légale en cas de litige, d’usurpation ou de piratage.
Une culture de l’anticipation plus rentable que la réaction
Là où certains misent encore sur la réaction juridique a posteriori — en déposant plainte, en lançant une procédure UDRP (Uniform Domain-Name Dispute-Resolution Policy), ou en mandatant un cabinet d’avocats — le professionnel défend une culture de l’anticipation. Mieux vaut verrouiller en amont, que subir en aval. Et surtout, mieux vaut investir dans des pratiques de bonne gestion que dépenser des milliers d’euros en contentieux. Ce travail d’anticipation passe par la mise en place de portefeuilles cohérents, la surveillance des dépôts récents, la conservation des anciens noms, l’analyse des domaines expirés, la segmentation fine par pays ou par marques secondaires. Ce n’est pas un travail très visible, ni très valorisé. Mais ses effets, eux, sont immédiats : trafic mieux maîtrisé, coût d’acquisition plus faible, protection juridique renforcée, et image de marque stabilisée.
L’expert recommande également de dépasser les idées reçues : non, tous les bons noms ne sont pas pris ; non, il ne faut pas chercher le nom parfait à 10 euros ; et non, l’IA ne remplacera pas demain la subtilité de l’intuition humaine dans le choix d’un bon domaine. «L’IA peut générer des milliers de noms, mais elle ne connaît ni le contexte, ni la connotation culturelle, ni le timing. C’est comme demander à une machine de nommer votre enfant.»
Pour les retailers, un capital numérique à préserver
Pour les marques qui débutent ou qui pivotent, la tentation est grande d’aller vite, de prendre ce qui reste, d’ignorer le marché secondaire. David Chelly insiste sur l’importance d’un changement de posture : accepter que le nom de domaine est un actif comme un autre. Et qu’à ce titre, il mérite d’être acheté, négocié, maintenu, surveillé, et même transmis. «On parle beaucoup de fonds de commerce, de cession d’activité, mais rarement des noms de domaine dans la valorisation d’une entreprise. Pourtant, ils font partie intégrante de son capital.»
Là encore, une culture d’accompagnement reste à bâtir. Les avocats sont parfois trop focalisés sur le contentieux. Les agences digitales ne mesurent pas toujours les enjeux techniques ou juridiques. Il manque une couche intermédiaire : celle du conseil stratégique, éclairé, indépendant. «L’écosystème français est riche, mais morcelé. Si on veut que les marques fassent de meilleurs choix, il faut qu’elles aient accès à une information fiable, synthétique et contextualisée », ajoute-t-il.
La stratégie digitale d’une marque ne commence pas sur Google, sur Instagram ou sur Perplexity. Elle débute par un nom. Un nom bien choisi, bien défendu et bien intégré.
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Merci Jean-Luc pour ton intérêt et ta fine compréhension du secteur des noms de domaine. Bluffé par l’article et le nombre de recommandations, directement utilisables pour les e-commerçants.