Comment le commerce peut-il évoluer dans une économie dominée par quelques acteurs technologiques devenus «trop grands et trop utiles pour échouer» ? C’est la question centrale de l’étude GAFAnomics 2025.
Dans sa nouvelle édition GAFAnomics, EY Fabernovel, part of EY Studio+, propose une lecture approfondie de la manière dont grands groupes numériques façonnent aujourd’hui les règles de la compétitivité mondiale. Elle intervient dans un contexte décrit par ses auteurs comme celui d’une «économie de la polycrise». Les crises s’y superposent : sanitaire, géopolitique, énergétique, sociale et technologique. Pour Cyril Vart, associé EY Fabernovel, ce monde n’est plus seulement incertain, il est devenu «BANI» — « brittle », « anxious », « non-linear » et « incomprehensible ». Autrement dit, fragile, anxiogène, non linéaire et difficile à comprendre. «Dans cet environnement, les plans stratégiques classiques ne suffisent plus, explique-t-il. Il faut apprendre à s’adapter en temps réel, à moduler ses décisions, et à comprendre comment les acteurs dominants y parviennent.»
Un monde devenu dépendant des infrastructures numériques
En 25 ans, les GAFAM et quelques nouveaux entrants, comme Nvidia ou Tesla, ont consolidé une position sans équivalent dans l’histoire économique récente. Ensemble, ils représentent désormais plus de 35 % de la capitalisation totale de l’indice boursier S&P 500. Apple affiche un chiffre d’affaires annuel supérieur aux recettes fiscales de la France, et Amazon pèse presque autant que le PIB de la Belgique. Leurs investissements dans l’intelligence artificielle et le cloud atteignent des niveaux que peu d’États peuvent égaler.
Selon EY Fabernovel, ces entreprises ne sont plus simplement des fournisseurs de services : elles constituent l’infrastructure même de l’économie numérique mondiale. Elles contrôlent les couches essentielles — smartphones, systèmes d’exploitation, data centers, processeurs, réseaux et désormais grands modèles de langage. «Ce n’est plus un rapport de concurrence classique, souligne Cyril Vart. Nous dépendons de leurs infrastructures pour faire fonctionner nos activités, mais il est encore possible de le faire avec discernement et dans une logique de souveraineté.»
Les principes d’un modèle devenu dominant
L’étude identifie plusieurs principes qui expliquent la résilience de ces entreprises, même dans un contexte de tensions économiques et réglementaires. Le premier tient à la place donnée à la donnée elle-même. La valeur ne provient plus de la transaction, mais de la connaissance accumulée sur les usages. L’étude décrit comment la donnée d’interaction, enrichie en continu par les comportements des utilisateurs, est devenue un actif stratégique qui alimente les systèmes d’intelligence artificielle et renforce les effets de réseau.
Maureen Coisne, analyste stratégique chez EY Fabernovel, rappelle que «dans la course à l’IA, ce ne sont plus les volumes de données qui comptent, mais leur qualité contextuelle. C’est cette donnée rare, ancrée dans les comportements, qui permet aux plateformes de maintenir une avance décisive». Cette logique s’impose peu à peu dans le commerce, où la compréhension fine du parcours client et la capacité à l’anticiper deviennent des sources de valeur plus importantes que la simple optimisation du prix ou du stock.
Le deuxième principe relève de la culture d’entreprise. Les GAFAM se distinguent par des organisations où la performance, la rapidité et la capacité à se remettre en cause priment sur la stabilité. Elles s’autorisent à réorganiser ou à détruire leurs propres modèles lorsqu’ils deviennent obsolètes. Microsoft, sous la direction de Satya Nadella, a par exemple profondément modifié sa culture pour passer d’un schéma de domination logicielle à une cohérence de service et d’écosystème. «La culture, note l’étude, reste le facteur d’adaptation le plus déterminant : elle conditionne la façon dont une entreprise traverse les crises.»
Troisième conviction : l’automatisation a remplacé l’interface. Le logiciel, longtemps perçu comme un coût, est désormais au centre du modèle économique. L’étude rappelle qu’en 1975, 83 % de la valeur des entreprises du S&P 500 provenaient d’actifs tangibles ; en 2020, cette proportion est tombée à 10 %. L’essentiel réside désormais dans les actifs immatériels : données, algorithmes, logiciels et marques. Dans le commerce, cette évolution impose de traiter la technologie non plus comme un support, mais comme une composante structurelle du modèle. «L’automatisation devient un mode de relation, explique Maureen Coisne. Elle permet de personnaliser sans rupture et de recomposer les parcours clients selon leur contexte, sans segmentation figée.»
Enfin, l’étude insiste sur une mutation méthodologique : la planification cède la place à la scénarisation. Les dirigeants doivent envisager plusieurs futurs possibles, tester des hypothèses et ajuster rapidement les ressources. L’idée d’un plan quinquennal stable n’a plus de pertinence dans un environnement où les cycles d’innovation se comptent en mois. Pour Cyril Vart, «les entreprises doivent accepter qu’un modèle puisse être temporairement juste, puis obsolète 6 mois plus tard. La réussite ne réside plus dans la prévision, mais dans la capacité à apprendre vite.»

Dépasser la logique de dépendance technologique
Pour les acteurs du retail, ces constats dépassent la théorie. Ils éclairent les transformations déjà à l’œuvre : automatisation logistique, pilotage des stocks par IA, personnalisation des recommandations ou gestion dynamique des prix. Ces approches s’inspirent directement des méthodes des grandes plateformes, mais elles peuvent être adaptées à des modèles européens plus sobres et plus transparents.
Les auteurs invitent aussi les entreprises à dépasser la logique de dépendance technologique. Composer avec les géants du numérique ne signifie pas s’y soumettre. Cela suppose de diversifier ses fournisseurs cloud, de maintenir la maîtrise de la donnée client et de renforcer les alliances locales. Dans le commerce, cette approche se traduit par une vigilance accrue sur les contrats de service, les évolutions tarifaires et la pérennité des solutions intégrées.
«L’enjeu n’est pas de s’isoler, mais de garder la main, précise Cyril Vart. En Europe, nous avons souvent les idées, mais nous manquons de passage à l’échelle. Il faut accepter la complexité du partenariat avec les plateformes tout en construisant nos propres infrastructures.» Une démarche que plusieurs groupes européens commencent à expérimenter, notamment dans la gestion de la donnée ou la logistique automatisée.
Entre dépendance et souveraineté
Pour poursuivre, l’étude met en garde contre le risque de voir la souveraineté numérique réduite à une posture défensive. Elle plaide pour une approche pragmatique : reconnaître le rôle systémique des GAFAM tout en développant des alternatives crédibles. Les géants américains ne sont plus seulement des entreprises privées ; ils sont devenus des acteurs de politique industrielle, capables d’influer sur la recherche, l’énergie ou les infrastructures de communication. Face à eux, les entreprises européennes doivent se doter de leviers d’autonomie, notamment par la mutualisation et l’innovation ouverte.
Cette réflexion rejoint les préoccupations du secteur du commerce, où la maîtrise de la donnée et des interfaces devient un enjeu de souveraineté. Dans un environnement où l’IA transforme les chaînes d’approvisionnement, la relation client et la communication, la dépendance à quelques fournisseurs globaux interroge la capacité des marques à conserver une identité propre. L’étude rappelle que la souveraineté ne se décrète pas, elle se construit par la cohérence et la constance des choix technologiques.
Un nouveau cycle industriel
Ainsi, Cyril Vart établit un parallèle entre les révolutions industrielles précédentes et celle qui se joue aujourd’hui. Taylor et Ford avaient inventé la production de masse ; Loewy avait donné aux objets une dimension esthétique et fonctionnelle. Les géants du numérique ont, à leur tour, imposé un modèle d’échelle et de personnalisation. Selon EY Fabernovel, une nouvelle phase s’amorce, portée par l’intelligence artificielle, l’énergie et le quantique, qui redéfinira encore les rapports de force économiques.
Pour les entreprises du commerce, cette perspective est autant une contrainte qu’une opportunité. Elle exige de repenser la notion même de performance, non plus comme un objectif linéaire, mais comme un équilibre entre vitesse, résilience et souveraineté.
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