Comment continuer à assurer sa croissance sans perdre de rentabilité dans un contexte frappé par le vieillissement de la population, la baisse de la natalité, tout en assurant une nécessaire transition écologique ? Philippe Goetzmann, consultant en grande consommation et agroalimentaire, livre quelques pistes, tandis que Valérie Guillard, professeur à l’Université Paris Dauphine, décrypte les motivations des consommateurs.
Pendant des décennies, la croissance des volumes était soutenue par une démographie modeste mais solide, et la valeur, par le pouvoir d’achat. Mais aujourd’hui ces deux moteurs sont à l’arrêt. Dès lors comment passer de l’ère de la croissance à celle de la rentabilité ? C’est la question à laquelle Philippe Goetzmann, consultant en grande consommation et agroalimentaire, ex directeur d’hypermarchés Auchan, a tenté de répondre. Le professionnel était invité à la Journée Partage et Prospective 2025 de l’Institut du Commerce, dont il est par ailleurs d’un des administrateurs.
Des besoins de consommation qui se réduisent et un gaspillage en hausse
Si plusieurs pistes existent pour traverser cette crise, le retail français malgré sa puissance aura du mal à trouver une autre voie. Car c’est tout un modèle économique qu’il faut changer tout en finançant la transition écologique notamment. «A la baisse de la démographie sur ces dernières années, s’ajoute le vieillissement de la population. Quand on est vieux on mange moins que les plus jeunes et les investissements sont déjà faits», constate avec lucidité le consultant. Mais si les besoins sont voués à se réduire, le gaspillage dans les économies occidentales continue d’augmenter. «Le nombre de calories par jour est de 50 à 70% supérieur en termes de production à ce qui correspond aux besoins. C’est un écart considérable. On peut faire baisser les volumes sans être malheureux», estime Philippe Goetzmann.
Des inégalités qui se creusent
Ce constat qui fait référence à l’alimentaire pourrait s’appliquer à d’autres marchés, comme celui de la mode. Chaque année, plus de 100 milliards de vêtements sont vendus dans le monde et d’après les calculs effectués par Fashion revolution, il y aurait assez de vêtements pour habiller la planète jusqu’en 2100. «Les volumes sont sous pression et le pouvoir d’achat en France est en tension depuis 2007. La France est à la 15ème ou 16ème place du classement européen en termes de pouvoir d’achat. Certains départements français ont des revenus identiques aux Länder de l’est de l’Allemagne. Les inégalités se polarisent sur les territoires. L’écart entre les régions et la capitale se creuse et est parmi les plus élevés. Tout cela pose problème», ajoute Philippe Goetzmann. Par ailleurs, ceux qui ont le plus de revenus privilégieront plutôt des dépenses dans les loisirs, tandis que le logement dont les prix n’ont cessé d’augmenter depuis plusieurs années, pèse de plus en plus lourd.
Enfin une partie de la valeur ajoutée se déplace et échappe aux métiers historiques de la grande consommation. Le temps manque pour des activités ménagères, pour faire de la cuisine, ses courses et les consommateurs privilégient la proximité et les services, comme la restauration à domicile, le snacking dans l’alimentaire, la seconde main et les services de location dans d’autres univers. «Le système de la consommation est sous pression, le retail est sous pression. Le gâteau de la grande consommation est figé.» Si les entreprises gardent ce même logiciel basé sur la croissance des volumes, elles risquent d’être perdantes. Il leur faudra créer de la valeur avec des prix qui augmentent et elles devront tuer la concurrence, selon le consultant.
Fragmenter les flux fait baisser la rentabilité
D’autres phénomènes sociologiques sont entrés en jeu. La société se fragmente et les attentes des consommateurs se diversifient. «Quand une société est en croissance, les attentes peuvent converger vers un même but. A l’inverse, les divergences apparaissent. Les aspirations des consommations sont plus diverses et il va falloir répondre à toutes ces attentes en termes de stratégie marketing. Mais fragmenter les flux, avec plus de références (SKU), fait baisser la rentabilité», ajoute Philippe Goetzmann. Cette de-massification du marché avec le bio, le local, a entrainé une guerre des prix et laminé la rentabilité. «Nous avons détruit de la valeur. Aujourd’hui le défi est collectif. Il faut réduire les coûts de la complexité. Maintenir de la valeur, investir dans la transition, les finances, ne pas perdre les investisseurs.»
Deux axes sont possibles du côté produit selon le consultant. «A cibler tout le monde, on ne cible personne. Il y a trop d’attributs, trop de quantité. Il faut s’ajuster à la réalité du besoin, redéfinir le cahier des charges des produits pour qu’ils soient plus sobres et puissent toucher leur cible.» Philippe Goetzmann cite les exemples de Grand frais, de Lidl ou de Biocoop qui ont des gammes plus courtes et plus ciblées. Il s’agit aussi de réajuster le grammage des produits au besoin de consommation et en informer le consommateur.
Enfin, dans ce tissu commercial très dense, avec des surfaces de grande taille comme les hypermarchés «qui ont développé des micro flux à force de multiplier les références, ne vaut-il pas mieux perdre un peu de parts de marché pour plus de rentabilité ?», interroge Philippe Goetzmann. «Moins d’offres et plus de flux génère plus de rentabilité. Il va aussi falloir rentrer dans des logiques plus sélectives et de partenariats réciproques avec les fournisseurs, changer de schéma pour plus de différenciation, comme dans les autres pays. Mais ce sera très difficile d’y arriver en France,» observe le consultant dont l’intervention a été suivie par celle de Valérie Guillard, professeur à l’Université Paris Dauphine.

Un consommateur perdu face à des injonctions contradictoires
L’universitaire qui mène des recherches sur la relation des consommateurs à l’objet et travaille avec l’Ademe, partage quelques-unes des convictions du consultant. Cette surenchère de choix, mais aussi d’informations, contribuent à perdre le consommateur qui ne sait plus comment agir, en particulier en faveur de la transition écologique. «Mais au fond, quelles possibilités le consommateur a-t-il réellement d’agir ? Comment les organisations pourraient-elles l’aider à agir dans le sens de ses valeurs ?», se demande la chercheuse. Abreuvé d’injonctions contradictoires, entre la nécessité de faire durer le plus longtemps possible un matériel, par exemple, ou celle d’acheter un produit neuf moins consommateur en énergie, il ne comprend plus ce qu’il faut faire. «Selon différentes études, 70 à 80% des consommateurs sont favorables à une consommation écologique. Selon le dernier baromètre de l’Ademe, 83% pensent que l’on consomme trop… pour autant 28% pensent qu’eux mêmes ne consomment pas trop», remarque Valérie Guillard.
Fragmentation des aspirations
Les populations se fragmentent. Les intérêts divergent. L’universitaire qui a déterminé quatre groupes de consommation, montre que 10% revendiquent une consommation sobre, de qualité et mettent leurs aspirations en pratique. Mais 44% ne le veulent pas et ne font rien. Entre les deux, 38% en ont très envie et enfin 7% sont contraints à une consommation sobre parce que ce sont des personnes âgées. «Ce qui est important ce sont ces 38%. Pourquoi ne peuvent-ils pas le faire ? La première raison, c’est l’impossibilité économique, les arbitrages budgétaires. Ils n’achètent pas bio, ou mode durable, car ce qui leur importe ce sont leurs vacances au ski.» Le second frein est lié à la mauvaise éducation du consommateur. «Dans un produit livré gratuitement, un article de mode à bas prix, tout est invisible. Il ne perçoit pas le coût le livreur, de la fabrication… pourquoi payer plus cher ? Il y a une défiance vis-à-vis du plus cher.» Il y a aussi un manque de revenus pour acheter mieux. Enfin, le consommateur considère souvent que l’entretien des objets, d’une machine à laver, lui prendra du temps. «Il n’est pas formé, ne connaît pas l’objet. Il faudrait l’accompagner avec des services. Avoir un mode de vie sobre prend du temps et ce sentiment de manquer de temps est commun à toutes les catégories sociales,» observe Valérie Guillard.
Je souhaite lire les prochains articles des Clés du Digital, JE M’INSCRIS A LA NEWSLETTER
Laisser un commentaire